Haïti au Golgotha : lecture pascale d’une nation crucifiée
En cette Semaine Sainte, le visage du Christ souffrant, trahi, injustement jugé, cloué sur la croix et enseveli dans le silence du tombeau, évoque douloureusement la situation particulière de l’Haïti d’aujourd’hui. Ce pays, naguère un symbole de liberté et de dignité noire, est désormais aux prises avec un cycle de violence, d’impunité et de déshumanisation qui rappelle, dans sa profondeur tragique, les événements du Calvaire. Mais à la différence de la Passion du Christ, qui ouvre sur l’espérance de la Résurrection, Haïti entretient une continuité de Vendredi saint, où ni le cri des victimes ni l’agonie collective n’ont encore trouvé d’écho rédempteur.
Les divisions internes, la fragmentation du tissu social, la complicité des autorités avec les forces des ténèbres et l’absence d’un projet commun témoignent d’une certaine manière du rejet moderne du Christ. Comme dans l’Évangile selon Matthieu (27, 21), lorsque le peuple, poussé par les gouvernants, réclame la libération de Barabbas au détriment de Jésus, Haïti continue de choisir le bourreau. Les chefs de gangs sont glorifiés, les fauteurs de troubles sont négociés, les voix prophétiques prônant la justice, la vérité et la réconciliation sont marginalisées. Barabbas, le modèle du dérèglement, du vol et de la violence instrumentalisée, est toujours celui que préfère la foule désorientée, sciemment ou non, au lieu de reconnaître le modèle du salut et de la transformation radicale.
En vertu de cette logique de confusion morale, le pays assiste à un déchaînement de brutalité qui dépasse le supportable : des citoyens expulsés de leur quartier, des familles dépouillées de leur dignité, des enfants transformés en cibles ou en recrues, et des cadavres dispersés comme des graines sur un sol déjà trop saturé de sang. Cette réalité renvoie au silence pesant du samedi saint, jour de l’absence, du doute et de la mort. Pourtant, la résurrection n’a de sens que parce qu’elle vient après ce silence ; elle ne supprime pas la souffrance, mais l’ouvre à une promesse. Ce que la théologie chrétienne appelle le mysterium paschale invite à une lecture transformatrice de la douleur : non pas comme une fatalité, mais comme un passage.
Dès lors, il faut se demander si Haïti peut, en ce Vendredi saint des temps modernes, enterrer symboliquement ses armes, ses rancœurs, ses ambitions prédatrices, et attendre ensemble, comme une nation debout, son dimanche de Pâques. Peut-on imaginer les bandits déposer leurs armes, les autorités renoncer à leurs privilèges mal acquis, les églises prêcher l’audace prophétique plutôt que la complaisance ? Une telle conversion sociale et spirituelle exige plus qu’un acte de foi, elle exige une métanoïa, un renversement profond, une nouvelle lecture de l’histoire nationale à la lumière du tombeau vide. Sans cela, Haïti risque de rester dans le cycle indéfini du Golgotha.
Pourtant, l’espérance est encore possible. À condition d’accepter, comme le Ressuscité l’a fait avec ses disciples sur la route d’Emmaüs (Luc 24, 13-35), de revisiter nos tragédies au regard de l’Écriture, de reconnaître le Christ au cœur de notre détresse et de reconstruire une véritable communauté de sens. L’Évangile de Jean nous renvoie aux paroles de Jésus à Marie-Madeleine le matin de la résurrection : « Femme, pourquoi pleures-tu ? « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? (Jean 20, 15). Adressées aujourd’hui au peuple haïtien, ces questions renferment les germes d’une promesse : celle d’un avenir réconcilié avec la vie, avec la justice et avec Dieu. Puisse cette Pâque inaugurer un temps nouveau pour Haïti, où chaque citoyen pourra enfin dire sans ironie : Nous avons un pays.